Les épiceries bio à l’assaut de Stalingrad

Trois magasins bio ont ouvert dans ce quartier cosmopolite après le confinement. Un défi pour les commerçants qui doivent satisfaire les bobos amenés par la gentrification du XIXe mais aussi une population moins aisée ou moins militante.

L’épicerie-café La Cale offre un des cafés les moins chers du quartier, en plus de son label bio. Photo : Marie Fischmeister

« C’est mon rendez-vous du midi », confie Abdel Kader, accoudé au comptoir du café. Chaises et tables colorées, exposition d’artistes sur le mur jaune, musique rock en fond sonore. Une ambiance chaleureuse règne à La Cale, rue de Crimée, l’une des trois épiceries bio du quartier de Stalingrad. Sa devanture détonne parmi ses voisines : jaune et bleue, elle rappelle les magasins bobos de Paris. Hugo, le bras droit de la gérante, explique ce choix : « Lorsqu’on a ouvert notre café-épicerie en 2021, on voulait créer un endroit de convivialité, de rencontre pour les clients. »

Même dans le commerce accolé au café, les achats sont l’occasion de rencontres. « Pas comme les interactions en grande surface du type « Bonjour monsieur, hop sachet, et au revoir monsieur », mime Hugo. Ici, on prend le temps de parler, de prendre des nouvelles. J’ai même des clients qui m’ont envoyé des cartes postales. » De quoi convaincre les habitants du coin, comme Abdel, qui ne se préoccupent pas du label bio. « Je viens souvent car le café est bon et l’équipe sympa », confesse-t-il en récupérant sa boisson.

À travers cette convivialité, Hugo espère partager son engagement pour l’environnement. « Notre premier critère dans le choix de nos produits, c’est le local. » Un objectif revendiqué sur sa vitrine ornée d’un retentissant « 60% de nos fournisseurs à 100 kilomètres ». Mais aussi un critère d’exigence. La totalité des produits sont français, « sauf les oranges et les amandes qu’on va chercher en Sicile et en Espagne ». 

Fidéliser par le vrac

Salvatore a trouvé la solution pour fidéliser une clientèle acquise ou non à la cause environnementale. Dans sa boutique deux rues plus loin, zéro plastique, zéro conserve. À L’Épicerie solidaire, tout est en vrac et les contenants sont consignés. Les pots d’épices s’alignent le long des étagères en bois et les clients sont invités à se servir à même les bocaux en verre parmi un large choix de pâtes, de lentilles ou de farine.

Grâce à ce système, le commerce parvient à fidéliser sa clientèle. Une réussite pour Rita et son mari Salvatore, qui se targue d’un taux de retour au-delà de 85 % : « Ils achètent un yaourt, ils ramènent le pot vide la semaine d’après. Ils ne font pas seulement ça pour la consigne, mais parce que ce sont des clients réguliers qui reviennent chaque semaine. » L’épicerie bio est devenue un rendez-vous quotidien au même titre que les supermarchés lambdas.

Salvatore a ouvert L’Épicerie Circulaire en 2020 avec sa femme Rita. Photo : Marie Fischmeister

Donner les moyens de consommer du bio

Pourtant, le bio reste souvent un produit de luxe qui peut rebuter dans un quartier populaire. Ces produits sont parfois 75% plus chers que ceux issus de l’agriculture conventionnelle, selon une étude publiée par Linéaires en 2020. L’épicerie Go Go Kiwi, consciente de ce biais, a saisi l’opportunité d’une localisation idéale : installé 200 mètres plus loin, sur le boulevard de Laumière, elle est à la croisée de plusieurs mondes. « On touche autant les gens aisés qui vivent sur la butte que les habitants plus populaires de part et d’autre du canal [de la Villette] », précise Alexandre derrière la caisse.

Un choix incongru mais stratégique. « Je voulais transmettre cet engagement pour une alimentation durable aux populations qui ont moins les moyens de se fournir chez Biocoop, mais en m’appuyant sur des habitants plus bobos qui dépensent facilement dans le bio », justifie le commerçant. Pour toucher « ceux qui vivent du Smic », il a mis en place un système de montants dégressifs selon les revenus. « On a monté une plateforme où tous les comptes des clients au salaire inférieur à 1.800 euros bénéficient d’une remise, de 15 à 25% », détaille Alexandre. Il a fixé le seuil sur le salaire médian en France, en visant particulièrement les étudiants et les retraités, principaux bénéficiaires du système.

L’épicerie Go Go Kiwi privilégie les légumes de saisons produit en France. Photo : Marie Fischmeister

Une accessibilité symbolique et financière

Alexandre reste conscient que l’argument financier est plus attractif que celui du bio. Il est d’ailleurs rare que des clients fassent exclusivement leurs courses dans son épicerie. « Ce sont soit des gens très aisés, qui habitent plus haut dans le quartier, soit des gens qui ont de forts engagements et sont prêts à faire des sacrifices malgré leur petits revenus», observe-t-il. Mais son épicerie arrive à toucher la population mixte de Stalingrad, qui se presse dans sa boutique, décorée pour les fêtes de fin d’année.

À la fin du travail, les passants déambulent entre les étalages fournis pour prendre du fromage, du saucisson ou du gingembre. Comme Anne, cliente depuis six mois : « Je viens toutes les semaines ici, mais je ne prends que quelques produits, du café par exemple. Une fois j’ai même pris de la lessive. » Il lui faut trois minutes à pied pour se rendre dans l’épicerie d’Alexandre, au lieu d’une vingtaine en bus pour aller au Lidl. L’épicerie bio est devenue le nouveau commerce de proximité de Stalingrad et pour Alexandre elle a presque atteint son but : « Être accessible aussi symboliquement et financièrement ».

Marie Fischmeister