À deux pas de la station Strasbourg-Saint-Denis, les vieilles enseignes périclitent les unes après les autres. Ne restent plus que deux boutiques anciennes, qui résistent encore au milieu des nouveaux concept stores tendance.
D’un grand signe de la main, le sourire jusqu’aux oreilles, Mamadou salue une jeune femme qui sort de l’immeuble d’en face. Dans son minuscule atelier de retouche de 2 mètres carrés de la rue d’Enghien, il se plaît à observer les passants. Cet artisan a commencé à travailler ici en 1984, au numéro 7, aujourd’hui devenu un bar à mozzarellas. « A l’époque, il y avait beaucoup d’ateliers de confection et de magasins d’habits », précise-t-il. Petit à petit, ces derniers ont été remplacés par des habitations, des bureaux, des restaurants et des bars.
Il y a cinq ans, Mamadou a déménagé sa machine à coudre, ses bobines de fil et sa pile de vêtements à retoucher au numéro 4 de la rue. « Dans les bureaux en haut, 19 nouvelles sociétés viennent d’arriver, ça va ramener du boulot », confie-t-il les yeux rivés sur le costume rayé qu’il est en train de recoudre.
Mamadou est témoin de la gentrification progressive du quartier. Les nouveaux concepts à la mode, il les a vus s’implanter un par un dans la rue d’Enghien. Le bar à fléchettes au début de l’été, la nouvelle salle d’escalade il y a à peine trois mois. « Ça anime la rue, il y a des gens partout », s’exclame-t-il en faisant de grands gestes avec ses mains. L’homme s’interrompt. Un trentenaire entre dans son atelier avec un grand sac de sport Patagonia qu’il veut faire réparer.
Une boboïsation pas favorable à tous
L’autre survivant du quartier, c’est Ibrahim. Ce libraire turc travaille un peu plus loin, de l’autre côté de la rue, au numéro 23, depuis maintenant 42 ans. Au milieu du désordre ambiant et des nombreux cartons entrouverts, seuls les DVD et les livres turcs sont correctement alignés et exposés sur les étagères en bois. Des nouveaux clients, lui, il n’en voit pas dans sa librairie spécialisée dans la littérature turque. Les CSP+ qui se rendent à l’escalade après le travail n’ont pas tellement de raisons de mettre les pieds dans sa boutique…
Cette faible affluence n’a pas toujours fait partie de son quotidien. Autrefois, la rue d’Enghien était pleine de restaurants turcs. « Un client du Uludag venait chercher toutes les semaines de nouveaux disques », se souvient Ibrahim en trifouillant la pile de CD posés sur le comptoir. Mais ce restaurant, comme de nombreux commerces turcs de la rue, a fermé ses portes en 2010. « Moi aussi j’avais l’habitude d’y manger le midi », regrette-t-il.
Le gérant turc a vu les petits commerçants de la rue s’en aller un à un. Il explique cette disparition par le déplacement des commerces en région parisienne : « Avant, on était tous ici, il y avait même deux autres librairies turques dans la rue parallèle. Aujourd’hui, ils sont tous dispersés en Ile-de-France, je suis seul. »
Dans sa petite boutique de livres, Ibrahim reçoit deux personnes par jour, parfois trois, mais jamais bien plus. Le sexagénaire peine à joindre les deux bouts. « Pour vivre, c’est difficile. Je suis mon propre patron, je ne me verse pas un salaire très élevé », confie-t-il. Pourtant en âge de prendre sa retraite, Ibrahim compte travailler encore deux ans : « J’attends jusqu’à mes 67 ans pour pouvoir quand même gagner un peu plus d’argent. »
D’ici là, la rue d’Enghien aura sans doute le temps de voir germer une ribambelle de nouveaux concept stores. « Qui sait, quand je vais partir, ma boutique deviendra peut-être un bureau, mentionne-t-il d’un ton inquiet, ou un nouveau magasin bobo. »
Elisa Feliers