Manuel, l’irréductible de la fourrure

Au cœur de l’ancien quartier historique des boutiques de fourrure, dans le Xe arrondissement, la plupart des ateliers ont mis la clé sous la porte. Mais Manuel, 76 ans, n’a pas prévu de fermer de si tôt. 

Manuel, fourreur, dans sa boutique au 47 rue des Petites écuries. Photo : Solène Alifat

Manuel met de l’ordre dans son minuscule magasin où s’entassent des centaines de peaux de lapin, mouton, chèvres ou, plus étonnant encore, de phoques. Rien n’arrêtera ce fourreur réputé qui connaît son métier par cœur depuis 1969. A 76 ans, hors de question pour lui de fermer boutique. La retraite ? Il n’y a même pas songé. « Qu’est-ce que je ferais chez moi toute la journée ? Les rosiers, si on les taille trop, il n’y a plus rien à tailler après », ironise-t-il le sourire jusqu’aux oreilles. 

Pas de jardinage, donc, au programme. Tous les jours, ce personnage singulier choisit la peau des animaux, puis il la travaille, crée des motifs et la vend. « Ici, je ne vois pas le temps passer », résume-t-il des étoiles dans les yeux. Il ne l’admet pas tout de suite, mais le prestige de ses productions continue de le fasciner. « Ça me passionne, c’est vrai. Rendez-vous compte, on est connu dans le monde entier. »

Un métier pour quitter l’Espagne 

Il semble lui-même surpris par son engouement pour la fourrure. Ce n’était pas un rêve de petit garçon, ni une évidence. Manuel est né en Espagne, dernier d’une famille d’agriculteurs de huit enfants. Dans les années 1960, sa famille n’a pas assez de ressources pour nourrir toutes les bouches. A 14 ans, il reste seul au domicile parental ; tous ses frères et sœurs sont partis à l’étranger. Son père, qu’il décrit comme un « dictateur », le fait travailler dans les champs et use de la violence s’il n’est pas satisfait. « Il pliait en deux sa ceinture, pour me frapper deux fois plus fort », se confie-t-il le regard grave. Il se jure de partir dès sa majorité : « Plutôt crever que de rester avec eux. » 

Depuis qu’il a quitté l’Espagne, il s’est « toujours accroché pour ne pas y revenir ». Après quelques années chez Citroën, il fait plusieurs petits boulots avant d’être embauché en 1969 dans la boutique de fourrure qu’il occupe encore aujourd’hui. Pas par passion, à l’origine, mais pour gagner sa vie alors qu’il était logé chez un ami espagnol, par manque de moyen. « Ça me plaisait mieux que d’être dans le bâtiment : ça permet d’être à couvert quand il pleut et d’être chauffé quand il fait froid. Et la fourrure, ça abîme moins les mains que le ciment », affirme-t-il.

Une renommée mondiale

Il travaille dur, acquiert un savoir-faire et apprend le métier auprès de son patron qu’il décrit comme « un seigneur ». Quand la boutique menace de couler après avoir été victime d’une fraude d’un million de francs de la part d’un client, c’est lui qui réussit à sauver l’affaire. Il négocie avec les fournisseurs pour échelonner les remboursements. « Au bout de 5-6 ans, on était revenu à l’équilibre. Si le commerce a continué à tourner c’est surtout grâce à moi. » Fin négociateur, il développe aussi un talent d’artisan. 

En 1990, à la mort de ses patrons, il rachète la boutique. Il hérite d’une renommée mondiale : Chanel, Dior, Vuitton, Hermès sont alors des clients réguliers. Il construit aussi son propre prestige. Plutôt que de se rendre à l’abattoir, il demande d’aller chercher le cuir en tannerie, là où la peau est nettoyée, pour trier lui-même les meilleurs morceaux. Une véritable plus-value dont Manuel est fier : « Je suis connu pour avoir les plus belles peaux d’Europe depuis 12-15 ans. »

La nostalgie d’un quartier transformé 

Mais depuis quelques années, de nombreuses marques de luxe ne font plus de fourrure. La chasse de certains animaux est interdite, comme celle du singe, dont les patrons de Manuel étaient les seuls à vendre la peau en Europe. Le commerçant se souvient avec nostalgie de l’époque où « au moins deux boutiques sur trois faisaient de la fourrure dans le quartier ». La voix tremblante, il se rappelle dans les moindres détails l’ancienne vie de quartier : les histoires de cœur, les histoires de fourreurs. Manuel est inarrêtable quand il se lance dans le récit théâtral de vieilles anecdotes. Toute l’ancienne vie d’un quartier renaît dans sa bouche.

Dans les années 2000, Manuel réalisait entre 1 et 2 millions d’euros de chiffre d’affaires. Aujourd’hui, son affaire n’est plus du tout rentable. « Cette année, je ne sais pas si on arrivera à 300 000 euros », regrette-t-il.

Mais il n’est pas pour autant inquiet, déjà fier d’être l’un des derniers fourreurs encore sur pied. « Je peux continuer parce que je ne dépends plus des banques », se félicite-t-il. Son succès d’antan lui a permis de rembourser tous ses prêts. L’avenir ne s’annonce pas radieux pour son employé dont le salaire stagne depuis trois ans. Manuel est plus désolé pour lui que pour sa propre situation : « De toute façon, moi, je ne m’imagine pas faire autre chose à mon âge. Je me suis accroché jusqu’ici et maintenant, je vois le bout du tunnel. »

Solène Alifat