Le disquaire de la boutique Soul Ableta et cofondateur de la webradio Radio-Barbès se passionne autant pour la musique que pour la vie de son quartier.
Caché derrière ses lunettes, son écharpe en laine et sa casquette plate, Jaurès s’installe derrière le comptoir de sa boutique. Avant d’ouvrir Soul Ableta rue Marcadet, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, il vendait des disques en « itinérance » : en faisant du porte-à-porte, des foires et des conventions. Son magasin, ouvert il y a cinq ans, est comme sa deuxième maison. Il faut voir avec quelle rapidité il trouve des 45 tours parmi des centaines de vinyles pour comprendre qu’il connaît par cœur les lieux.
Des affiches parfois trouvées dans la rue, des statues africaines et un drapeau des Antilles sont calés entre les rangements à vinyles. Jaurès a des origines martiniquaises par sa mère : « En arrivant en France, elle a ramené plein de vinyles. Comme ils trainaient, j’ai décidé d’en écouter un, quand j’étais ado. Mon premier souvenir musical a été un disque de Midnight Groovers », témoigne-t-il avec nostalgie.
Le regard malicieux, Jaurès reste secret sur la provenance de ses articles. « C’est comme si vous demandiez à un boulanger la recette de son pain ! » Un jeune homme pousse la porte du magasin avec, sous son bras, une poignée de vinyles qu’il aimerait revendre. À lire les intercalaires de ses vinyles – « Orient », « Brésil », « Mali », « Europe de l’Est »… –, les disques ont voyagé. Le passionné juge important que « ces musiques possèdent une âme et permettent de s’évader ».
La boutique se prénomme en partie « soul », « âme » en anglais. « Est-ce que vous connaissez la langue des oiseaux ? questionne le mélomane. C’est un langage codé, comme le nom de la boutique. » Soul Ableta compose l’anagramme de « sous la table ». L’utilisation du verlan n’est pas due au hasard pour Jaurès, qui a grandi en Seine-Saint-Denis. « C’est un mode d’expression populaire, même prolétaire, témoigne-t-il, en parlant vite et avec aisance. J’ai habité le quartier pendant plusieurs années, mais je reste un banlieusard. »
Le quartier où se trouve le disquaire est lui-même populaire. À la fin des années 1980, des immigrés africains s’installent en France pour travailler. La Goutte d’Or est le témoin de l’effervescence musicale de ces diasporas. Des labels et boutiques de raï maghrébin, de zouk antillais ou de rumba congolaise s’ouvrent. Aujourd’hui, la plupart de ces lieux ont disparu, reconvertis en supérette. Jaurès ne peut pas témoigner de ce passé qu’il n’a pas connu. Il préfère se concentrer sur le présent d’un quartier en pleine évolution.
À la musique « mainstream », hyperpop, le disquaire préfère la chanson à texte ou engagée. Pour lui, la musique représente une forme d’engagement parmi « un milliard d’autres médiums ». Il se considère comme une personne portée sur le social. En parallèle de sa vie de disquaire, Jaurès est bénévole dans des associations de la Goutte d’Or.
En 2015, il cofonde la webradio culturelle Radio Barbès, sur laquelle il se fait appeler Djo. Il raconte avec enthousiasme : « La radio, c’est un prétexte pour créer du lien ». La station actuellement en pause devrait reprendre en 2024. Les émissions, axées sur l’action citoyenne des habitants de Barbès, la libre antenne ou encore les débats, étaient enregistrées à Soul Abelta.
Jaurès aime Barbès pour ses habitants qu’il considère comme ouverts d’esprit. « Ça se voit dans le regard des passants. Il n’y a pas de défiance ou d’hostilité, comme dans d’autres endroits de Paris. » Il constate pourtant une évolution de son quartier qui se gentrifie. D’un geste de la main, il se désole de « faire partie de ce processus ». D’après ses dires, les politiques publiques visent à développer les librairies et les disquaires, en dépit des commerces de proximité. Jaurès explique qu’en changeant de commerces, on change le quartier. Il souhaite que les habitants s’engagent plus pour leur quartier. Pour cela, il travaille sur un projet associatif.
Camille Pigois