De militant communiste persécuté par les autorités turques à interprète rue des Petites écuries, Ziya Derlen semble avoir vécu 1000 vies. Après des années d’exil, il reste fidèle à sa langue maternelle et à son engagement envers la communauté kurde.
Au cœur du quartier du Faubourg-Saint-Denis, connu pour mêler concept stores et lieux de rencontre de la communauté turco-kurde parisienne, on ne remarque pas la devanture vitrée, presque invisible, du centre culturel de Dersim, une petite cafétéria chère à la communauté kurde et plus particulièrement à l’ethnie zaza. Mais on remarque immédiatement Ziya, le seul Turc des lieux. Installé confortablement dans sa chaise, appuyé sur sa table qui lui sert de bureau, il est ancré dans cet espace comme s’il avait toujours vécu entre ces murs recouverts d’affiches du mouvement kurde.
Ziya monopolise toute l’attention de la pièce principale du centre. Sa voix grave et rauque résonne en langue turque et répond à celle plus étouffée des jeunes hommes qui défilent au cours de la journée et s’installent à ses côtés pour des traductions. « Là, je viens de l’aider à écrire le récit qu’il va raconter à l’Ofpra (l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, ndlr) sur son arrivée en France », explique-t-il dans un français un peu hésitant et avec une voix un peu plus fragile.
L’âme du centre
Ziya a pris possession des lieux dès leur création, en 2005. « Parlez très fort s’il vous plaît, je suis très vieux et je n’entends pas bien », dit l’homme de 66 ans qui tend l’oreille et fronce les sourcils chaque fois qu’on lui adresse la parole. L’aîné a vu défiler de nombreux réfugiés turco-kurdes. Il traduit du français au turc, mais ne parle ni kurde ni zaza. Cela n’handicape pas son travail, car la communauté kurde parle très majoritairement turc.
Ziya a vécu 15 ans près du Faubourg-Saint-Denis avant de déménager dans le XIIe arrondissement. Les changements du quartier le font sourire. « En face il y avait un grand four de baklava, une pâtisserie turque, dit-il en montrant du doigt l’impasse face au centre. Mais le collègue a dû fermer à cause de la hausse du prix du loyer. »
Ce qui n’a pas changé, c’est la dévotion de Ziya envers sa « famille », la communauté kurde, les jeunes et les plus vieux. S’il se rend toujours au centre, c’est aussi pour sociabiliser avec ses amis autour d’un kaçak çay, un thé noir aux saveurs de cannelle. Historiquement et politiquement, les Turcs et les Kurdes sont connus pour être des peuples ennemis. Mais Ziya a fait son « choix ». « Quand on est turc, on doit choisir entre être du côté des Turcs et de l’État, ou du côté des Kurdes. Moi je soutiens leur lutte. »
Un communiste en exil
Ziya a fui la Turquie en 1986, après avoir été poursuivi et menacé de mort pour son rôle de membre actif de la Quatrième Internationale, une organisation communiste et trotskiste. « J’ai réussi à vivre normalement pendant quelques années en soudoyant les autorités avec de l’argent, mais lorsque j’ai été appelé à faire mon service militaire, je savais qu’ils allaient me tuer. »
En France, l’ancien étudiant en littérature, qui avait aussi envisagé un futur d’astrophysicien, s’est retrouvé plongeur puis gérant d’un restaurant turco-grec du XIXe arrondissement. Ce n’est qu’en 2005, lors de la fondation du centre Dersim, que Ziya commence une carrière d’interprète, à la fois dans les lieux et dans des agences d’interprétariat.
Aujourd’hui, il se dit toujours opposé à la politique turque et défend les Kurdes, victimes et exilés. « Si un meurtrier vient nous attaquer dans le centre, je veux être leur bouclier, je me mettrai devant eux pour les protéger », raconte Ziya, en référence à l’attaque meurtrière qui a tué trois Kurdes à quelques rues de là il y a tout juste un an. Il y a dix ans, une attaque avait déjà fait trois victimes kurdes dont la militante Fidan Doğan, une très bonne amie à lui.
La douleur est encore bien présente chez Ziya. « Mais je n’ai pas peur. Ce n’est pas grave si je meurs, j’ai déjà assez vécu », blague-t-il. Ziya dit n’appartenir à « aucun pays », sauf à une seule entité, sa langue maternelle qu’est le turc. Une langue unificatrice des peuples turco-kurdes, que tout le monde parle dans le petit quartier du Faubourg-Saint-Denis.
Myriam Cherifi