Chaque matin, Gabin livre des repas aux personnes vulnérables de Stalingrad, dans le XIXe arrondissement de Paris. Une routine, commencée il y a 5 ans, devenue bien plus qu’un simple travail.
Sur son vélo cargo, Gabin ne passe pas inaperçu quai de la Loire. Habillé aux couleurs de la Poste, il arpente la piste cyclable à vive allure. Après avoir salué deux habitants jouant aux échecs le long du bassin de la Villette, il assure la dernière livraison de la matinée. Sac en papier en mains, il disparaît dans un hall d’immeuble. Avant de ressortir quelques minutes plus tard. Il est 10h. C’est la fin d’une tournée de 3 heures dans le quartier de Stalingrad.
Depuis cinq ans, Gabin y livre des repas aux personnes âgées ou en situation de handicap pour le compte de La Poste, son employeur. A 7h, ses journées commencent rue de Crimée. S’ensuit une série de livraisons, de l’avenue Jean Jaurès à la place de la Bataille de Stalingrad. Pour finir toujours au même endroit, au 36 quai de la Loire. Un secteur délimité que le postier de 37 ans connaît par cœur. Et où il a surtout fait des rencontres : « Depuis toutes ces années, j’ai sympathisé avec certains de mes petits vieux. C’est comme la famille », confie-t-il avec un sourire timide.
« Il y a forcément un moment où on s’attache »
Boire un café chez une personne âgée ou réconforter une épouse en larmes pendant une livraison. C’est tout sauf ce que Gabin avait imaginé lorsqu’il est arrivé en France. Né au Cameroun, il quitte sa famille pour entreprendre des études d’informatique à Chypre puis en Angleterre. Lorsqu’il rejoint sa fiancée installée à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, c’est le début d’une nouvelle vie. Mais quand on lui annonce qu’il ne peut pas poursuivre son cursus entamé quatre ans plus tôt, à moins de tout recommencer dans un établissement français, la perspective de devenir informaticien s’éloigne.
S’il commence à travailler pour s’assurer une situation financière, il prend rapidement plaisir à nouer des liens avec les personnes qu’il livre tous les jours. « Au début je ne voulais pas mélanger le travail et la vie privée, mais il y a forcément un moment où on s’attache », admet-il. Une relation de proximité qui prend d’ailleurs parfois des tournures inattendues. En riant, il se rappelle d’un monsieur qui l’accueillait souvent nu : « Ça ne me dérangeait pas plus que ça, je savais qu’il n’avait plus toute sa tête. J’ai simplement prévenu sa famille pour qu’elle veille à ce qu’il ne lui arrive rien ».
Une double responsabilité
Aider à se relever d’une chute, rappeler de manger ou de prendre un traitement. Gabin ne compte plus les fois où il a outrepassé son rôle de postier. Il sait que la plupart des gens chez qui il se rend sont confrontés à la solitude et à la maladie. Une réalité qui l’affecte plus qu’il ne l’aurait imaginé : « A chaque fois que l’un d’eux meurt, ça me fait un choc et je mets du temps à m’en remettre ». Lorsqu’un homme qu’il connaissait bien est décédé l’an passé, il a continué de se rendre devant chez lui chaque matin pendant trois semaines. Comme pour ne pas l’oublier de sitôt.
« Vous êtes mon soleil », « Vous êtes la lumière de ma journée »… Ce sont des mots que Gabin entend régulièrement. Sa bonne humeur ravit les habitants du quartier. Pourtant, lui ne se considère pas forcément de nature joyeuse, mais il s’efforce de cultiver la dimension humaine de son travail. « Même si ça me demande des efforts, j’ai signé un contrat alors je m’y tiens », explique-t-il d’un ton affirmé. Un engagement qu’il entend respecter, même s’il sait qu’il ne fera pas ce métier toute sa vie. Ou en tout cas pas dans le quartier.
Rester ou quitter le quartier
« Ici, c’est plutôt dangereux. Entre les agressions et le trafic de drogue, ce n’est pas un endroit où l’on se sent en sécurité », juge Gabin en mettant la capuche de sa veste bleue et jaune. Un constat qu’il justifie par sa propre expérience. Il y a deux ans, alors qu’il remplace un collègue, il se fait agresser en pleine rue et il ne s’agit pas d’un cas isolé. En témoigne la récente agression de l’un de ses collègues, roué de coups par des jeunes du quartier.
Des conditions de travail qui poussent Gabin à s’interroger sur son avenir. S’il a souvent cumulé les petits boulots en plus de la livraison, la naissance de ses enfants a changé la donne. Le père de famille consacre pour le moment le reste de ses journées à ses deux garçons en bas âge. « Quand ils seront un peu plus grands, je pourrai trouver un autre boulot à plein temps pour gagner davantage qu’un smic. » Pourquoi pas en tant qu’informaticien, comme il l’a toujours souhaité. Mais pour Gabin, rien ne presse : « Avant d’en arriver là, j’ai encore un peu de temps pour m’occuper de ma famille. De mes deux familles ».
Meïssa Guèye