Face aux péniches amarrées au bassin de la Villette, les terrains de pétanque s’imposent comme l’emblème du quartier de Stalingrad. Un lieu où se conjuguent depuis trois décennies la passion du jeu et une camaraderie indéfectible.
« On fait quoi là, on tire ? » Les mains gantées, Gérard, habitant du quartier, se met en action. Les mots se perdent dans l’air glacial. Bientôt, on n’entend plus que le bruit strident des boules s’entrechoquant. « C’est bien joué ça ! J’ai bien fait d’être dans ton équipe aujourd’hui », commente l’un de ses camarades en s’esclaffant.
Voilà trois décennies que Gérard foule régulièrement ce terrain de jeu, de 15h à 18h. Un rendez-vous immuable pour le septuagénaire, venu aujourd’hui braver le froid, coiffé d’un bonnet en velours côtelé. « Je viens même quand il pleut. Ça me permet de sortir, et de m’occuper. La retraite, c’est bien mais on s’ennuie rapidement », soupire le joueur.
À l’image de Gérard, des dizaines de passionnés se retrouvent chaque jour sur les quais du bassin de la Villette. L’occasion pour eux de tisser des liens et de « partager des moments de convivialité ». « On se connaît depuis 20 ans, même si certains ont laissé leur place depuis », marmonne-t-il, en évoquant avec nostalgie les départs vers « le ciel » d’anciens compagnons de jeu.
Un rendez-vous inter-quartiers
Essan fait son entrée. « Voilà le retardataire », s’écrie en chœur le groupe qui ne l’a pas attendu pour débuter la partie. Le nouvel arrivant s’empresse d’ouvrir son sac à dos et en extrait un tendeur élastique bleu, des clous et un portemanteau. À l’instar d’un campeur, Essan prend possession des lieux et fixe son matériel à un arbre. « J’arrive souvent le dernier parce que j’habite Place de la République. Je viens ici parce que le bassin et les péniches me permettent de m’évader. Et puis il y a mes potes », confie l’ancien travailleur social de 69 ans en zippant son manteau.
Essan n’est pas le seul à faire le déplacement. Le bassin de la Villette constitue un point de convergence pour les boulistes venus des quatre coins de Paris. Celui qui répond au pseudonyme de « Lolo » n’échappe pas à la règle. Chaque jour depuis 20 ans, l’octogénaire marche deux kilomètres depuis son domicile du Xe arrondissement pour se rendre sur les quais. Lui, qui autrefois prenait part au jeu, se contente aujourd’hui d’observer ses camarades depuis un banc, emmitouflé dans une doudoune. « Ma maladie ne me permet plus de jouer, confie-t-il. Marcher pour venir les voir est le seul effort que je puisse encore faire. » Ses camarades apprécient sa présence et ne manquent pas de plaisanter à ce sujet. « C’est un spectateur si fidèle qu’on va finir par le faire payer », glousse Gérard.
Des parties mouvementées
Les amis savourent d’autant plus ces parties de pétanque qu’elles n’ont pas toujours été aussi paisibles. Jean-François, surnommé Jeff par ses compères depuis dix ans, garde un souvenir amer des années précédentes : « Avant que les toxicomanes ne soient déplacés dans un autre quartier il y a deux ans, ils nous embêtaient beaucoup. Ils buvaient nos verres et lançaient nos boules. On devait appeler la police, c’était infernal. » Des histoires que ce fidèle joueur de pétanque laisse désormais derrière lui. Aujourd’hui, les parties ne se finissent plus qu’en éclats de rire.
Les passants s’arrêtent. Jettent un œil à cette scène inhabituelle dans la capitale. Repartent. Seul trouble-fête aujourd’hui : un caniche qui slalome entre les boules lancées par les participants. « Il va repartir avec le petit [le cochonnet, ndlr] », blague Essan en gardant un œil sur l’animal. Un joueur inattendu qui illustre avec humour l’adage des retraités : « Ici, tout le monde est le bienvenue. »
Aurore Maubian