Près des sorties du métro, un business juteux de cigarettes se déploie. Les vendeurs révèlent leurs secrets.
Vendeurs de cigarettes à la sauvette © Yasmine Boutaba
« Malboro, cinq euros, Malboro, Malboro. » Voilà la mélodie qui résonne aux sorties du métro Belleville, alors que le paquet coûte 11 euros dans les bureaux de tabac. Vêtus de joggings, les vendeurs à la sauvette tiennent dans leurs mains des emballages de cigarettes aux divers coloris : Malboro rouges, blancs ou dorés, Winston blancs et bleus.
Le va-et-vient des passants ne s’arrête jamais. La sortie de métro est bondée. Les transactions ne durent que quelques secondes. Parfois, les clients ont des visages familiers. « Toi, ce sera un Malboro rouge ? », demande, en dialecte algérien, Hicham, l’un des vendeurs, âgé de 29 ans. D’autres prennent le temps de négocier. « Les cinq à 20 euros ? » tente un homme d’une cinquantaine d’années. « 22 ? » propose Hicham en échange. Le client accepte et lui tend un billet de 50 euros.
Occasionnels et habitués
Il y a deux types de clients : les occasionnels et les habitués. Un jeune homme trisomique, en jogging Nike jaune fluo, arrive. « Mimou ! » s’exclament les vendeurs à son arrivée. « Lui, c’est notre chouchou, on lui vend le paquet à 3 euros, c’est un prix d’ami », relate Hicham en lui serrant la main. D’autres fois, l’échange est plus froid. « Bled ? » avance celui que les vendeurs surnomment « tonton Rabah ». En d’autres termes, un paquet à sept euros provenant du « bled », l’Algérie.
Certains habitants du quartier discutent plus longuement. Une habitante en turban à fleurs et tunique à pois s’arrête devant Hicham. « Bonjour, comment ça va ? Tu te souviens de moi ? Karim va mieux ? Il est sorti de l’hôpital ? » demande-t-elle, chagrinée. « Merci d’avoir pris de ses nouvelles, que Dieu te préserve », répond Hicham, timidement. Lorsque la dame s’écarte, Hicham exprime sa reconnaissance. « Karim faisait partie des vendeurs de cigarettes. La police l’avait embarqué il y a un mois, mais cette dame nous a aidés en disant à la police qu’il était malade. Nous, on ne parle pas français. Grâce à elle, il a pu être hospitalisé. »
Une organisation entre vendeurs
Moustafa, un autre vendeur reconnaissable à son sac à dos, revient satisfait de sa vente : « Je t’ai vendu deux paquets, tu me dois ça frérot ». Même si chacun achète sa marchandise à La Chapelle, individuellement, travailler ensemble est une tradition. « On s’avance entre nous. Quand j’en vends beaucoup d’un coup, on partage, relate Moustafa. Il faut bosser avec ton groupe de quartier pour être intégré. » Les vendeurs s’accordent d’entre eux sur un prix unique. « Le paquet classique provient souvent de Belgique. On l’achète 2,50 euros et on le vend 5 euros. S’il y en a un qui s’amuse à le vendre moins cher, on le rappelle à l’ordre », souligne Moustafa.
Leur origine algérienne commune facilite l’organisation et l’entraide. Tous les vendeurs communiquent en arabe. Alors que dans chaque arrondissement, des groupes d’immigrés algériens d’une région précise se retrouvent pour vendre des cigarettes, « à Belleville, on est mélangés : on vient de Bougara, Alger, Annaba… confie Hicham. Mais entre Algériens, on a la même mentalité. Il y a un rapport de confiance. Si un Tunisien veut bosser avec nous, ça ne sera pas possible. »
Un rapport ambivalent à la police
D’un coup, Moustafa crie à la troupe de vendeurs : « Attention, il ne faut pas qu’on jette l’emballage de nos cartouches dans la même poubelle, on va se faire griller ! » Vingt minutes plus tard, des sirènes retentissent au loin. Une voiture de police passe à 200 mètres. Moustafa se dirige vers le métro en courant. Hicham, stressé, jette un coup d’œil, mais considère qu’il n’y a pas de danger : « Calme-toi, ils sont loin ! » « Quand je vois la police, je fais semblant d’aller au métro, explique-t-il. Je retire mon bonnet et j’arrange mes cheveux pour me faire passer pour une personne lambda. Et s’ils nous attrapent, on est sereins. On fait 24h de garde à vue, mais s’ils ne trouvent rien de compromettant sur nous, comme un couteau, une très grande quantité de cartouches ou de la drogue, ils nous relâchent le lendemain. » Les réponses aux policiers sont préparées en amont. « On dit qu’on achète les cartouches 40 euros, au lieu de 25 euros. On ne leur dit pas notre vrai bénéfice ».
De bons jours à 400 euros
A 17h30, Hicham change de trottoir et s’approche de la bouche de métro d’en face dans laquelle il n’y a qu’un seul vendeur. Une demi-heure plus tard, il prend sa pause. Son collègue Ayoub le rassure : il lui gardera la marchandise en attendant, même si les transactions continuent. Quand Hicham revient, il encaisse un couple qui vient d’acheter deux paquets de Malboro. Lorsqu’ils s’en vont, il glisse : « Il y a du monde tous les jours. Une bonne journée peut nous rapporter jusqu’à 300 voire 400 euros ».
Certains clients rapportent plus que d’autres. Deux touristes sortent de la bouche de métro et demandent le prix en anglais. Moustafa prend un temps de réflexion très bref : « 8 euros ! Comment on dit 8 en anglais déjà ? » « Les touristes ne connaissent pas les prix, on peut se permettre d’augmenter. C’est du business après tout », justifie-t-il.
S’ils se sont quasiment tous rencontrés à Barbès, les vendeurs ne regrettent pas leur venue à Belleville, qui leur permet d’échapper un peu à la concurrence. À la tombée de la nuit, le froid se fait ressentir. Les vendeurs se baladent les mains dans les poches. « Le trottoir, ce n’est pas une vie, c’est momentané, conclut Hicham. La solution, quand on n’a pas de famille ici, si on ne vole pas, c’est de vendre des cigarettes. Ça ne nous fait pas plaisir, mais sans papiers, on n’a pas le choix. »
Yasmine Boutaba